Rémy DROUARD
«Le 8 bis rue Saint-Esprit » Installation, lecture, carton, papier, plastique, toile, bois peinture acrylique, dimensions variables, 2015.
Le 8 bis rue Saint-Esprit.
Mon pêché mignon transpire la graisse, il se fabrique entre les quatre murs d'un petit établissement à la forte odeur d'huile de friture, l'ingrédient premier est un bloc de viande qui tourne sur lui-même, pour la fraîcheur salade, tomates, oignons le tout assaisonné d'une multitude de sauces aux consonances exotiques : sauce blanche, sauce samouraï, sauce béarnaise, sauce andalouse, sauce harissa, sauce aïoli, sauce américaine, sauce barbecue, sauce curry, sauce tartare, sauce cheese, sauce marocaine, sauce bick burger, sauce brésilienne, sauce hannibal, sauce piccalilli, sauce pita ail, sauce provençale, sauce hawaii, sauce pickles, sauce salsa, sauce fish, sauce tunisienne, sauce algérienne, mayonnaise, moutarde, douce, sucré, salé. Le mélange vient à l'intérieur d'un pain rond ou d'une galette, mais moi ce que je préfère, c'est l'incontournable galette kebab sauce blanche frites avec sur les frites du ketchup s'il vous plaît. Tel un maquettiste passionné qui réaliserait avec minutie des maquettes d'avion datant d'une époque précise, j'ai mon aérodrome de prédilection, le lieu où décollent mes avions favoris.
Ce restaurant 8 rue Saint-Esprit m'a toujours semblé familier sans doute parce que je l'ai toujours vu ici au milieu de cette rue ou plutôt je l'ai toujours senti. C'est incroyable comme les odeurs grasses ont le dessus sur les autres considérées plus saines, à côté de mon kebab il y a une sandwicherie bio peut- être à cause de sa proximité, je ne l'ai jamais humée, mais en bon prince et en testeur de nouveautés, j'avoue avoir goûté un de leurs mets. Les émissions culinaires où les grands gastronomes (les fines bouches se reconnaîtront dans ces quelques phrases), nous expliquent que chaque bouchée, chaque texture, chaque senteur a le pouvoir de réveiller au plus profond de notre inconscient un souvenir, une histoire et donc chaque plat a un pouvoir de narration, la nourriture bien cuisinée est donc la clef d’un plaisir déjà vécu. La question que je me pose est : est-ce que ma tambouille huileuse créée dans un lieu aux normes d'hygiène douteuses a ce pouvoir formidable de par son aspect et son goût, de me faire voyager dans mes souvenirs les plus enfouis ? Ma réponse est sans appel, si l'un peu, l'autre aussi, bien évidemment ce ne sont pas les mêmes anecdotes qui me reviendront en tête, elles seront plus festives, légères, impersonnelles, embrumées en fin de compte, elles seront à l'effigie d'une vie étudiante.
Si je rattache la cuisine à la peinture de nombreuses similitudes viennent envelopper mon lieu et ma pratique, une sorte de crépinette du réel et de réalisations artistiques. J'ai suffisamment observé le lieu, à la manière d'une peinture, je me suis assis devant, dedans, j'ai regardé créé, j'ai examiné vendre, j'ai écouté discuter, j'ai senti cuire, dorer, paner, frire, découper, épicer, farcir, garnir, inciser, rissoler, vanner, griller, mélanger, assaisonner, racler, rouler, emballer, pour enfin recevoir, remercier et saluer.
Quoi qu'il en soit ce restaurant au milieu de cette rue précise de Clermont- Ferrand a une chose, un hic qui me déplaît, il est en fin de compte comme des centaines d'autres dans sa présentation, il m'est impersonnel, j'ai donc décidé de créer mon propre Kebab, mes propres éléments à traduire, à analyser, à décrire, le tout posé entre le pain des champs de ma pratique personnelle.
Si les peintres se réapproprient leur sujet en sélectionnant avec minutie les composants qui apparaîtront de manière plus ou moins précise, je peux donc faire de même avec l'établissement 8 rue Saint-Esprit qui après transformation et sortie de son contexte se façonne ou se corrige en 8 bis rue Saint-Esprit. Notre regard se balade entre les objets disparates pour se poser sur la mollesse des galettes et l'épaisseur des pains ronds, le réel crépite, sent et allèche alors que la peinture fait comprendre, rappelle et interprète. Ces éléments sont modelés, pétris puis levés pour subir les mêmes métamorphoses que leurs voisins de comptoir. Le réel n'est pas loin, pour certains ingrédients du fac- similé, il est là pour faciliter, tricher afin d'harmoniser la forme des boîtes, des tubes, comme les astuces des peintres ou des chefs cuisiniers, il économise le geste.
Sous l'éventail calorique, derrière le comptoir, se dresse fièrement le Graal de papier mâché, une broche garnie d'une viande fictive, une allure de chair, une bidoche peinte, le fruit juteux que convoitent les clients affamés. Le réel suinte, le réel bouillonne, le réel frémit, mais la peinture fige les étapes et comme une cuisine à cœur ouvert en suspension dans le temps les pommes de terre sont là, dans l'attente du coup de grâce, les dés s'apprêtent et la friteuse frit.Aucune odeur ne s'échappe, on pourrait l'imaginer, la machine à panini ne grésille pas, bien que le fromage dégouline, le spectateur interprète, il imagine les gestes du peintre qui assemble un semblant d'aliments, pour former un tout visuel et immangeable.
Le 8 rue Saint-Esprit se comprime entre les bâtiments, il est furtif et surveillé, car sur le portique de l'immeuble d'en face, dans un trou du mur, emprisonnée, une petite sculpture bleutée de Marie, mère de Jésus, l'épie. Mon 8 bis rue Saint-Esprit serait peut-être en plein milieu d'une guerre de religion, je ne pense pas, je suppose même que l'idole chrétienne a un faible pour le sandwich à l'incontournable trio salades, tomates, oignons et en gardienne, elle veille sur la bonne recette du plat turc.
Le 8 bis rue Saint-Esprit est là, il est la simple représentation du typique est incontournable kebab qui parfume nos villes. La peinture sous-couche est le beurre du moule, le moule est le support carton, la peinture est la cerise, la fioriture du gâteau et le tout est un kebab. Si délicieux mais pourtant si controversé, mes parents ne m'ont jamais amené dans ce genre d'établissement, non, c'est une découverte personnelle, une trouvaille adolescente, un trésor à portée d'argent de poche.Avec du recul,je me dis que ce n'est pas forcément une question de goût qui me fait apprécier ce sandwich et oui, on dit souvent après coup regretter de l'avoir englouti. C'est plutôt son aspect, le design des restaurants, une ambiance, une couleur et vraiment son côté populaire. C'est un travail de longue haleine, redondant, c'est toujours les mêmes gestes, d'abord la découpe du carton, toujours, scotch, gesso puis le séchage, la peinture, et puis une gorgée de Volvic, toujours. Zidane évoque très bien dans cette publicité un aspect du travail et il est presque sûr qu'il a consommé notre sujet gras et rentre donc dans les statistiques des 310 millions de kebabs dévorés en une année soit 10 kebabs par seconde et tout ça, sans prendre un seul kilo, chapeau.